- Rédaction
- 7 avr.
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enquête : où sont passées les femmes quinqua ?
Cinéma, télévision, musique, littérature... Les femmes de plus de 50 ans semblent avoir disparu des sphères culturelles. Celles qui réussissent à se faire une place sont reléguées au rang de « mémères » voire de grand-mère. Plusieurs d’entre elles se sont confiées à MULTI.
Par Catherine Schwaab

Quand on a découvert Philippine Leroy-Beaulieu dans la série "Emily in Paris", on s’est demandé comment ces diables d’Américains avaient trouvé leur "Parisienne type". L’actrice avait 57 ans, elle vivait un long creux de carrière, ponctué néanmoins d’un rôle dans "Dix pour cent". C’est là que Darren Star, le scénariste de "Emily", la repère ; mais c’est elle, Philippine, qui se bat pour passer une audition. À la caméra, une évidence : cette femme a du chien, de celui qui subjugue les Américains les plus blasés. L’auteur change le script pour l’adapter à cette créature, patronne d’agence, élégante, snob, libre, parfois un rien odieuse. Sylvie Grateau devient l’un des personnages les plus appréciés de la série. Avec ce choix, Darren Star vient d’ouvrir une brèche dans la cause des femmes quinquagénaires au cinéma. Il donne chair à une simple réalité : cette patronne est active, sexy, plus chic que la petite Emily, et sexuellement plus audacieuse. Un sujet occulté dans le milieu.
En France, 52 % des femmes majeures ont plus de 50 ans, soit, 28 % de la population majeure totale. Pourtant, ces dernières années, sur l’ensemble des films français, seulement 10 % des rôles ont été attribués à des comédiennes de plus de 50 ans. Contre le double pour ces messieurs qui, eux, "mûrissent" avec grâce… Passé la cinquantaine, les femmes disparaissent simplement des scénarios. À l’écran, elles ne vieillissent pas, elles se volatilisent ! Or, selon une enquête OpinionWay-DisonsDemain, le public souhaite en voir plus, des femmes quinquas. Elles sont pour les sondés plus libres, dynamiques, bien dans leur peau. Ce que Philippine Leroy-Beaulieu confirme : « J’étais en pleine possession de mon art, j’étais libre, pleine d’énergie, et pourtant je traversais… une sombre forêt intérieure. J’ai redressé la tête, je me suis battue. »
Sur l’ensemble des films français, seulement 10 % des rôles ont été attribués à des comédiennes de plus de 50 ans.
Combien d’oubliées pour une gagnante ? La journaliste et écrivain féministe Betty Friedan ("La femme mystifiée") décrit une situation qui n’a guère changé : « D’un côté, il y a une obsession autour de la vieillesse, souvent montrée comme un problème à résoudre, et d’un autre, une curieuse absence d’images médiatiques représentant des femmes vieillissantes. » La journaliste et essayiste suisse Mona Chollet ("Sorcières") y ajoute "le complexe mode beauté" qui épargne largement les hommes : on continue d’être conditionnés par des standards juvéniles dans les pubs et les médias. Geneviève Sellier, historienne et spécialiste du genre dans le cinéma va même plus loin. Elle voit « des actrices vieillissantes stigmatisée par des rôles qui ne les mettent pas en valeur. »
Gabrielle Lazure, 67 ans, en sait quelque chose : elle a quitté récemment la série "Un si grand soleil" faute de réussir à faire évoluer son personnage de grand-mère. « J’avais suggéré une femme un peu cougar, ou lesbienne, je proposais "mémé point G". Un truc humoristique comparable à "Grace et Franckie" avec Jane Fonda et Lily Tomlin. Pas question ! "Ce serait choquant pour nos téléspectateurs", m’ont répondu les auteurs. Alors je suis partie. »
À noter : dans la mini-série "Cristobal Balenciaga", Lazure, très jolie blonde, incarne l’impétueuse journaliste brune Carmel Snow qui dirigeait le Harper’s Bazaar mais n’avait rien d’un prix de beauté. L’actrice québécoise met les pieds dans le plat avec son livre audacieux "À la recherche du plaisir perdu" (éditions Héloise d’Ormesson) où elle raconte l’éveil sexuel d’une presque sexagénaire au corps imparfait. C’est franc, direct, bien écrit, parfois cru, formidablement instructif. « Je vois trop de femmes au-dessus de 50 ans se faire abandonner et se résigner, se conforter dans la solitude. Ne plus avoir de vie intime à cet âge, c’est inacceptable. » Elle cite en exemple "7ème Ciel" (OCB) de Clémence Azincourt et Alice Vial sur des amoureux en maison de retraite (incarnés par Sylvie Granotier et Feodor Atkine, 73 et 76 ans). Une exception… qui a pourtant décroché le prix de la meilleure série au Festival de la fiction de la Rochelle en 2022.
"J’incarne la middle-class des actrices, j’ai un physique passe-partout qui ne m’a jamais embetee." Catherine marchal
« La séduction, il faut à la fois savoir s’en libérer et s’en servir, sourit Helena Noguerra, 55 ans. Mais il faut avoir les moyens de sa politique ! Je crois que je suis encore dans cette case », admet-elle. Difficile de vieillir quand on a été glorifiée pour sa beauté. Catherine Marchal n’a pas choisi cette voie de la séduction physique. L’actrice et metteure en scène de 57 ans a très habilement piloté sa carrière. « J’incarne la middle-class des actrices, j’ai un physique passe-partout qui ne m’a jamais embêtée, alors je n’ai jamais vraiment connu de creux. » Simone Signoret est une des rares actrices à avoir su gérer, passer de Casque d’Or à la Veuve Couderc sans jamais arrêter de tourner. « Je pourrais être mieux conservée, comme on dit, si je faisais plus attention, ironisait-elle, mais je ne sais pas dans quelle mesure ça me mènerait à jouer des choses aussi intéressantes que celles qu'on m'offre. Et en tout cas, c'est avec ça que je m'arrange avec moi-même et ma conscience. » Star mondiale, elle n’a été dirigée que par des hommes. Étaient-ils moins superficiels que ceux d’aujourd’hui ?
Depuis que le cinéma est devenu une industrie, ce sont les hommes qui sont aux commandes des gros budgets : "Star Wars", "Indiana Jones", "Astérix et Obélix", "Le Comte de Monte-Cristo"... À part Jane Campion en Australie, Kathryn Bigelow en Amérique, et à la télé française, Josée Dayan, pas de "grosses prod" confiées à des femmes, même quinquagénaires expérimentées. Même Nicole Kidman a dû devenir productrice pour réussir à prendre les rennes d’un projet (« Lioness », sur Paramount +). Comment dès lors faire avancer la cause des quinquas ?
Les choses bougent grâce au petit écran : Corinne Masiero, 69 ans et son inimitable personnage de Capitaine Marleau, Ingrid Chauvin, 51 ans (qui joue dans "Demain nous appartient"), Gwendoline Hamon, 54 ans ("Cassandre ") ont tissé avec les téléspectateurs un lien qui va bien au-delà de leur charme physique. Mais à 47 ans, Audrey Fleurot va-t-elle devoir revoir son personnage sexy de surdouée-déjantée-culottée dans "HPI" pour cause de respectabilité inhérente au grand âge ? « À la télé, je trouve qu’on s’excuse moins de vieillir, note Helena Noguerra qui joue dans l’efficace et originale série de M6 "Brigade anonyme" aux côtés d’Eric Cantona (58 ans) et de Myriam Boyer (76 ans). Il y a plus de beaux rôles de femmes mûres. En revanche, le cinéma reste un sport de jeunes. »
"À la télé, on s’excuse moins de vieillir. En revanche, le cinéma reste un sport de jeunes." Helena noguerra
Il semble que ce soit surtout ce moment intermédiaire entre la maturité et la vieillesse qui paralyse les castings. L’AAFA-Tunnel de la comédienne de 50 ans confirme. Cette association dénonce "l’invisibilité" des actrices quinquas via un très rigoureux baromètre annuel. Elle observe que même avec une femme derrière la caméra, les choses ne s’améliorent guère. Conclusion mathématique de l’AAFA en 2023 : sexisme ET âgisme restent présents sur nos écrans.
Et ça n’est pas Maïténa Biraben, 56 ans, qui va la contredire. L’animatrice et journaliste (« Les maternelles », « Le grand journal ») virée de Canal+ en 2016 a fait de la cause sa nouvelle carrière. Elle attaque avec un tir groupé : un bouquin, "La femme invisible" (Grasset), un média digital (Mesdames media), et une société de production, "Mesdames" qui vise à faire ressurgir les femmes mûres dans le monde moderne. Il y a du boulot. Elle résume avec son franc-parler : « Pourquoi je ne devrais pas vieillir ? Pourquoi est-ce qu'on s'adresse à moi en disant quelles crèmes, quels liftings, quelles techniques je dois utiliser ? Pourquoi est-ce qu'un homme de 50 ans, c'est la somme de tout ce qu'il a appris, compris, engrangé, perdu, gagné, exploré ? Et pourquoi, pour une femme, ce serait la fin de tout ce qu'on a été ? » Le discours sur la ménopause est son pire ennemi : « Y en a marre du "récit privatif" que l'on fait de la femme sans règles, c’est-à-dire "sans envie, sans vie" ! Mais tout chez moi est avec ! » Compris ? Linda Hardy, 51 ans, s’est elle aussi attaquée au sujet avec "Ménopause Attitude", un livre (Leduc, à paraitre le 20 février) et un compte Instagram.
Dans la musique, le problème est encore plus lancinant. Celles que nous avons interviewées parlent de "combat". Virginie Lesdemia a 52 ans et se déclare artiste émergeante. La formule la fait rire mais c’est la juste définition. Virginie est une militante, une guerrière, plus solide que Johnny, Elvis et Sardou réunis. Son pseudonyme complet de parolière-interprète est Virginie et les femmes canon. Dans son clip "Fucking Place ", elle a réuni une brochette de onze quinquas resplendissantes, de Julie Gayet à Princesse Erika, qui viennent illustrer la vitalité de ces femmes que l’on voudrait invisibles dans ce "show-biz" qu’elle connaît par cœur. Avec sa belle voix suave, elle est une choriste complète, du jazz à la variété, à la comédie musicale et à l’opérette. Elle qui a « toujours été dans l’ombre », monte au front : « Je sais pertinemment que dans la musique, passé 50 ans, tu es trop vieille. C’est un constat, je suis réaliste. Plein de chanteuses mentent sur leur âge. Mais je sais que jamais je n’aurais pu écrire ces chansons il y a 20 ans. » L’expérience que confère la maturité.
"Il y a une espèce d'obsolescence programmée pour les femmes surexposées." Zazie
À cet âge, un homme, chanteur, auteur, est salué, dans la pleine possession de ses moyens. Une femme, on ne voit que ses rides. Zazie elle-même le constate: "Il y a une espèce d'obsolescence programmée pour les femmes surexposées, chanteuses et actrices. Quand on est son propre chef (moi je compose et j'écris), il y a moins de traversée du désert », explique celle qui a eu 60 ans et affiche ses mèches poivre et sel. « Le temps passe, convient-elle. Une des libertés de prendre de l'âge, c'est de moins se soucier de l'image qu'on renvoie, et des commentaires !»
Sapho, son aînée, n’a, elle, pas renoncé à ses cheveux auburn et ce style qu’on lui connait depuis 40 ans. Mais sa longévité, elle la paie d’une injuste réputation de femme autoritaire. « Un mec n’aurait pas eu à se battre autant pour faire entendre son point de vue. Avec les années, il n’y a plus d’ambiguïté entre être auteur et être désirable. » Ironique : « Le "sujet chantant" a moins besoin de séduire avec les armes traditionnelles. »
S’il est un domaine où l’on pourrait espérer une forme d’égalité, c’est la littérature. Amélie Nothomb, Katherine Pancol, Tatiana de Rosnay, Delphine de Vigan, Véronique Olmi, Annie Ernaux… Des stars bien présentes dont les scores de ventes balaient tout "âgisme". En revanche, si, illustre inconnue, ou journaliste discrète, vous voulez publier votre premier roman à 50 ans, bon courage. Vous n’entrez pas dans la catégorie la plus vendeuse auprès des médias que sont les "premiers romans", tous jeunes minois photogéniques. La bonne nouvelle si l’on peut dire, c’est que, il semble que les hommes quinquas quasi-anonymes rencontrent les mêmes préventions. Il n’y a guère que les discours militants et les ouvrages politiques qui trouvent preneurs. Des secteurs de niche. Et comme souvent, la prise de conscience vient des anglo-saxons : l’agence littéraire Jenny Brown a inauguré en 2023 un prix pour les primo-romanciers anglo-saxons âgés de 50 ans et plus. Une initiative « qui vise à contrebalancer les nombreuses annonces de contrats mirobolants des jeunes auteurs de premier roman », insiste Lisa Highton, une des agents. Bref, il y a les jeunes précoces, et il y a l’expérience.
Tout n’est pas si noir au royaume des arts. Dans les musées, la France se distingue : 67 % des musées nationaux sont dirigés par des femmes, soit 27 % de plus qu’en 2019. Et forcément, ces managers ne sont pas des perdreaux de l’année car l’âge ici rassure l’institution. Ce qui n’empêche pas un indécrottable sexisme. Emma Lavigne, 57 ans, fut directrice du Centre Pompidou Metz, puis Présidente du palais de Tokyo à Paris, et depuis novembre 2021, directrice générale de Pinault Collection, des Musées Palazzo Grassi, Punta della Dogana à Venise, et de la Bourse du Commerce à Paris : « Diriger c'est aussi parfois ne pas être aimée, » souligne-t-elle. « Or, on conditionne les femmes depuis leur plus jeune âge à être aimables, séduisantes, gentilles. Imposer ses responsabilités, c'est négocier des rapports de pouvoir, et ça peut être très complexe quand on est une femme. » En clair, vous passez pour une hystérique alors qu’un homme à ce poste aura "du cran".
L'art, le bon élève : 67 % des musées nationaux sont dirigés par des femmes
Catherine Chevillot, 63 ans, ex-présidente de la Cité de l’architecture qui a chapeauté la restauration du musée Rodin, confirme : « On nous fait moins confiance quand il s’agit de superviser des travaux ou des chantiers techniques. »
Impossible de ne pas clore ce dossier avec celle qui a grandement fait avancer le pouvoir des femmes mûres dans le cinéma américain, voire mondial : Kathryn Bigelow, 73 ans, et ses thrillers, ses univers éminemment masculins, imprégnés de violence et de testostérone : "Démineurs", "Detroit", et bientôt "Aurora" sur Netflix qui se déroulera à la Maison Blanche. Elle fut la première – et la seule - à décrocher un budget colossal pour "Zero Dark Thirty" en 2011 : 42 millions de dollars. Résultat : une douzaine de nominations aux Oscars et aux Golden Globes, et un triomphe au box-office de 132 millions de dollars. Elle avait 60 ans. Pour "Aurora", tiré du livre de David Koepp, ce fut une véritable guerre des tranchées que la cinéaste a finalement gagnée. Elle a claqué la porte devant la direction de Netflix obsédée par les économies, au nom de son "intégrité créative". Les équipes de la plate-forme américaine sont revenues la chercher.
La lutte est longue. Mais la patience des femmes, infinie.