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Dr Jimmy et MRBEAST


C’est un drôle de personnage. Un geek de l’algorithme, un roi des statistiques, un maitre en l’art de faire des vidéos. Jimmy Donaldson a 26 ans et 313 millions d’abonnés. Il est le premier Youtubeur au monde. Si sa chaine MrBeast était un pays, elle aurait la quatrième plus grosse population mondiale. Longtemps surprotégé, le chouchou des internautes voit depuis quelques semaines la forteresse qu’il avait soigneusement érigée s’entrouvrir et révéler une vérité qui pourrait déranger…Qui est l’homme qui se cache derrière l’empire MrBeast ? Notre dossier.



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le Robin des Bois 2.0. a donné des dizaines de millions de dollars à des anonymes

1998. Jimmy Donaldson nait d’une mère célibataire, militaire. Solitaire, timide maladif, le gamin est obsessionnel. Quand les enfants de son âge jouent 10 minutes avec des Lego, lui passe des heures à construire des villes entières, toujours plus hautes, toujours plus sophistiquées. À 10 ans, il se lance dans le baseball à haute dose. Il manie plutôt bien la batte mais son incapacité à communiquer avec ses coéquipiers lui fait défaut. Cinq ans plus tard, il est contraint d’arrêter le sport quand la maladie de Crohn attaque ses intestins. Enfermé chez lui pendant de longues semaines, il trouve refuge sur le web.


Au début, il fait comme tous les autres adolescents : du gaming. Seulement, quand il apprend que Youtube offre un train de vie très généreux à certains créateurs, il réclame sa part du gâteau. Il teste des formats très différents et ses chiffres grossissent. Maman voudrait le voir à l’université, lui préfère étudier les sciences d’internet. Tout bascule avec une idée qu’il qualifiera lui-même de « débile » : compter jusqu’à 100 000 sans s’arrêter. La vidéo dure 24 heures et l’idée de le voir aller au bout de son exploit fait s’emballer le compteur de vues. Jimmy a trouvé une faille, il s’y engouffre. Après ça, défile un florilège de concepts tous plus aberrants les uns que les autres — lire le dictionnaire de bout en bout, visionner la même vidéo en boucle pendant des heures…. Une marque lui propose un premier cachet de 5 000 dollars. Il exige le double et promet de donner la somme à un sans-abris. Le sponsor accepte. Le véritable concept de sa chaine est né.


En dix minutes, il fait plus spectaculaire que n’importe quel autre youtubeur dans toute une carrière.


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Tel un jeu télé des années 2 000, MrBeast a d’abord convaincu sa communauté en lui faisant gagner de l’argent. Concours à gogo, liasses de billets distribuées aux passants, pourboires de grand seigneur donnés à des livreurs de pizzas. Il a vidé des supermarchés entiers pour donner son butin à des banques alimentaires, récolter des millions pour planter des arbres… Au fil des années, le Robin des Bois 2.0. a fait don de dizaines de millions de dollars à des anonymes et à des associations. Sa générosité lui a donné matière à toujours plus de vidéos. Et toujours plus de profit. En promettant aux marques que les revenus générés iraient directement dans la poche de pauvres gens, il a considérablement fait augmenter ses cachets. Et construit un empire qui ne cesse de s’étendre.


Pour comprendre l’ampleur du phénomène, il faut se rendre à Greenville, en Caroline du Nord, où Jimmy a grandi et a installé son fief. Greenville n’est pas ce qu’on pourrait appeler « un petit patelin ». Si on s’en réfère à sa population, elle se situe quelque part entre Versailles et Avignon. La ville verte porte bien son nom, il y a ici autant de champs que de maisons. Et il est difficile de ne pas être au courant de la présence de Mrbeast dans les environs. Disséminés ici et là, des décors de ses vidéos — des bus scolaires alignés, des structures énormes ressemblant à celles de Ninja Warrior, une maison seule au milieu d’un champ, entourée d’un cercle rouge… Et là, entre une entreprise pharmaceutique et un fabricant de pièces automobiles, son logo rugissant.


Pénétrer les lieux n’est pas une mince affaire. Mrbeast invite volontiers ses amis, beaucoup moins le reste du monde. Pas qu’il soit particulièrement sauvage mais s’il est resté terré ici, c’est certes pour étendre son parc immobilier à moindre coût, mais surtout pour pouvoir travailler, et travailler encore. Beast ne sort de sa tanière que pour des lancements de produits ou des événements exceptionnels. Il crèche dans un studio aménagé au sein même de ses locaux. Quand ses copains l’invitent, il préfère leur payer le voyage et faire reproduire leur décor de vidéo à l’identique que de se déplacer jusqu’à eux. Plusieurs formats ont ainsi été tournés à Greenville sans que les abonnés ne se rendent compte de la supercherie.


Pour ne pas perdre "l'esprit Youtube", il dévalue la qualité de ses caméras hors de prix

Car Mrbeast sait faire. Il possède plusieurs bureaux, des terrains, des hangars pour ses plateaux de tournage. Le plus grand fait la taille d’un Zénith. Ses quelques 250 salariés travaillent sur sa vingtaine de chaines Youtube (ses contenus sont traduits dans plusieurs langues), sa chaine de burgers, son merchandising, ses posts pour ses réseaux sociaux, son studio de doublage ou encore sa marque de tablettes de chocolat, Feastables. 


Dire que chaque lancement est un succès serait un euphémisme. Son merchandising s’arrache dans le monde entier, ses tablettes de chocolat, à la composition pourtant très similaires à celle de ses concurrents, sont en rupture de stock à peine installées dans les rayons des supermarchés, sa chaine de burgers a réalisé un record du monde le jour de son lancement. Mais alors comment un public si vaste peut s'intéresser à ce M. Tout le monde ? Jimmy Donaldson n'a à priori rien de plus qu'un autre. 


Son truc en plus, c'est sa connaissance de l’algorithme de Youtube. Depuis sa première vidéo, il a avalé des heures entières de contenus, analysé les vues, les abonnements, les miniatures… La plateforme n’a aucun secret pour lui. Alors pas question d’être spontané ni de filmer sans réfléchir, chaque minute de vidéo est pensée, chorégraphiée. Il applique une méthode simple : promettre toujours mieux, plus fort, plus grand. « Je vais jeter un bus dans un trou de plusieurs mètres de profondeur mais dans 2 minutes, ce sera un train qui ira à vive allure se jeter dans le précipice. » En une dizaine de minutes, Mrbeast propose ainsi plus spectaculaire que n’importe quel autre youtubeur dans toute sa carrière.



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Mais Beast, malin, a aussi et surtout compris que la surenchère ne doit pas s’appliquer partout. Youtube reste avant tout un espace de spontanéité, du moins, aux yeux de ceux qui le consomment. Le ton ne doit donc jamais ressembler à celui du petit écran, les idioties de sa bande de potes sont laissées au montage, le patron exige des plans « efficaces, pas beaux » et la qualité visuelle de ses caméras hors de prix est dévaluée pour « ne pas avoir l’air de celle d’un film hollywoodien », dit-il. Bouquet final de sa stratégie gagnante : chaque centime gagné est injecté dans la vidéo suivante. Pas de profit à court terme mais de quoi s’installer de façon durable.


« Je préfère que vous soyez honnêtes les uns avec les autres, plutôt que sympas les uns avec les autres », dit-il à ses employés


Bon, il fallait s’en douter, si Jimmy a autant d’exigences avec sa chaine, il en a aussi avec ses employés. Nous nous sommes procurés le document remis à chaque nouvel arrivant dans la société. Et là, il y a beaucoup à dire. Au fil des 36 pages, rédigées et signées de la main de Jimmy Donaldson, le CEO décrit à ses salariés ce qui est attendu d’eux. Une sorte de règlement intérieur, en somme. Seulement ici, on vous promet 1 000 dollars de récompense si vous êtes capable de répondre à un quiz sur le dit-document après l’avoir lu. Curieux. Après ça, tout laisse à penser qu’aucun directeur des ressources humaines n’a jamais jeté un oeil à ces lignes. Il y est annoncé que la société n’a pas d’horaires, ici on ferme boutique « quand le travail demandé est fini ».



Et on veille à ce que ses coéquipiers se mettent eux aussi bien au travail. « Je préfère que vous soyez honnêtes les uns avec les autres, plutôt que sympas les uns avec les autres », lit-on. Autant vous dire qu’il n’y a pas de happiness manager dans cette entreprise. Plus loin, dans le paragraphe « Non ne veut pas toujours dire non », Donaldson encourage à insister lourdement auprès des prestataires extérieurs pour obtenir à tout prix ce dont l’entreprise a besoin. Faire pression sur l’interne afin qu’il fasse pression sur l’externe. Et là, tel un boomerang, nous revient la citation de Steve Jobs accrochée dans le bureau du big boss : « Si vous voulez rendre tout le monde heureux, ne soyez pas CEO, soyez vendeur de glace. » Donaldson a choisi son camp, et ce n’est pas du côté vanille de la force.


Il catégorise les salariés en joueurs de types A, B ou C. Les « joueurs A », « les seuls qui ont une place dans cette entreprise », sont « obsessionnels, apprennent de leurs erreurs, dociles, intelligents, ne se trouvent pas d’excuses (…), voient la valeur de cette entreprise et sont les meilleurs du monde dans leur travail ». Rien que ça. Reconnaissons à la direction son honnêteté légendaire. Précisons pour être équitables que la majorité des anciens employés sont partis sans conflit. D’autres en revanche ne se sont pas remis de leur passage dans la MrBeast company. Harcèlement moral, favoritisme affiché qui donne droit à des primes ou à du temps supplémentaire à l’image, certains racontent avoir été licenciés après avoir demandé une augmentation, d’autres dénoncent les conditions de tournage déplorables, voire dangereuses, qui leur étaient imposées.



Des accusations qui font étrangement échos avec l’actualité. Beast a signé un contrat juteux avec Amazon pour créer « le plus grand jeu de télé-réalité jamais lancé ». « Beast Games », qui devrait être disponible d’ici la fin de l’année sur Prime Video, réunira 1 000 candidats qui se battront pour la bagatelle de 5 millions de dollars. Budget alloué par épisode : 15 millions de dollars. Seulement, une dizaine de participants (parmi les 2 000) filmés dans le cadre des pré-sélections ont raconté au « New York Times » leur expérience : manque de nourriture, absence d’hygiène ou de soins médicaux malgré des blessures, beaucoup auraient été hospitalisés en sortant, d’autres auraient fait des malaises, tous auraient été contraints de dormir à même le sol d’un stade, en plein jour. L’équipe de MrBeast a déploré la situation et promis d’améliorer les choses pour la suite de la compétition. Tous les sélectionnés, même ceux qui ont affirmé « avoir peur pour (leur) vie » ont accepté de revenir jouer la compétition finale. Comme quoi, entre Squid Game et la réalité, il n’y a « que » 5 millions de dollars. Et MrBeast.





Ce papier est à retrouver dans le numéro 1 de MULTI.


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